Appel à communications

 

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Ces dernières années, la notion de risque numérique a envahi les médias. De nombreuses parutions d’ouvrages laissent à penser que le numérique serait porteur de toutes sortes de menaces, que ce soit au niveau informationnel, psycho-social, éthique, cognitif, sanitaire, technique, socio-économique ou juridique. Pour ne prendre que deux exemples, on peut citer la dénonciation des risques d’addiction et de « techno-dépendance » chez les jeunes (Lardellier et Moatti, 2014) et celle de l’appauvrissement des pratiques de lecture (Carr, 2011). Cette approche par le risque a tendance à figer la description des pratiques individuelles et sociales dans des catégories qui ne reflètent pas leur évolution et leur diversité, ni la capacité des acteurs à innover, qui implique justement de prendre des risques.

L’intention, dans ce colloque, sera d’aller au-delà d’une approche stigmatisante du risque. Il s’agira plutôt de le considérer comme le centre de discours, de représentations et de pratiques qu’il est nécessaire de déconstruire et de comprendre pour proposer un accompagnement adapté. 

Selon Ulrich Beck, « les risques désignent un futur qu’il s’agit d’empêcher d’advenir ». Réels et imaginaires à la fois, ils sont, selon lui, « l’événement non-encore survenu qui motive l’action » (Beck, 2008). Ainsi, la « mise en risque croissante du monde » est aussi dénoncée par Patrick Peretti-Watel. Pour ce dernier, le risque « est un danger sans cause, un dommage sans faute, qui pourtant devient prévisible et calculable » (Peretti-Watel, 2010). Le ressenti de risques numériques inciterait donc les individus à agir : comment ? de quelles façons ? avec quel regard critique sur leurs pratiques ?

Le terme de risque numérique est souvent utilisé pour désigner les dangers liés à la sécurité des systèmes informatiques, notamment en informatique et en sciences de gestion. Le domaine du droit est également concerné, autour des problèmes de sécurité de l’information, de protection des données personnelles (Rouvroy, 2014) et de e-réputation (De Juaye, 2014). D’autres publications concernent également les questions éthiques, dans les domaines sensibles de la protection des informations personnelles comme celui de la santé.

En psychologie, les risques numériques sont traités du point de vue de la surcharge cognitive (Tricot, 1998) et des addictions (Stiegler et Tisseron, 2010 ; Blaya, 2015). La notion de risque informationnel est, quant à elle, souvent reliée à la gestion des connaissances (Robert et Pinède, 2012), aux problèmes de manipulation et d’évaluation de l’information (Serres, 2012), d’asymétrie de l’information (Pariser, 2001 ; Cardon, 2015). Pour le manager d’une entreprise, le risque numérique est lié à la sécurité des données, d’informations stratégiques ou à la réputation de l’entreprise.

S’agissant de l’éducation et de la perception des risques liés aux usages des technologies numériques, un rapport publié en 2008 par Christine Dioni, “Métier d'élève, métier d'enseignant à l'ère numérique”, mettait l’accent sur les problèmes de décalage entre les perceptions des élèves et des enseignants ainsi qu’entre les perceptions mutuelles et la réalité des pratiques (Dioni, 2008). Qu’en est-il dix ans après ?

Les enjeux des pratiques numériques en termes d’apprentissages (Hayles, 2016 ; Jehel et Saemmer, 2017), les risques socio-économiques liés à la fracture numérique (Plantard, 2011) amènent les acteurs de l’éducation à s’interroger sur les moyens efficaces permettant d’y faire face. La notion de risques médiatiques est également employée pour dénoncer les contenus inappropriés, tels que la violence, l’incitation à la haine ou la pornographie sur internet appelant la mise en place de normes (Jehel, 2011). Actuellement, le risque de manipulation idéologique et politique est remis sur le devant de la scène médiatique à travers l’analyse des théories du complot, la thématique des « fake news » et la sensibilité des jeunes à la propagande.

Pour l’éducateur, le risque est aussi lié aux usages illicites de l’information par les élèves, en tête desquels on trouve l’usage d’informations qui tombent sous le coup de la loi (loi sur la liberté de la presse de 1881, loi du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot interdisant de diffuser des informations à caractère révisionniste, raciste et sexiste, faisant l’apologie de l’intolérance, par exemple). De nombreux autres usages peuvent poser problème, tels que le non-respect d’autrui, de la vie privée d’enseignants, de personnels de l’éducation ou d’autres élèves. Les situations dites de “cyberharcèlement” via les outils du web 2.0 sont aussi des problèmes que les éducateurs ont à gérer (messages ou diffusion de vidéos via des chaînes personnalisées et en direct avec Snapchat ou Periscope par exemple). Les pratiques numériques des jeunes sont d’autant plus complexes qu’elles mêlent créativité et développement de compétences, intimité et exposition de soi. La sphère internet constitue donc aujourd’hui un écosystème dans lequel se positionne inévitablement la relation entre l’enseignant et ses élèves.

Ces travaux pluridisciplinaires ont pour point commun de chercher à identifier ce que le numérique fait à l’individu et à la société dans différents contextes (éducatifs, professionnels, politiques…). L’objectif de ce colloque sera de mettre en regard ces discours sur le risque avec les pratiques et les représentations qui mobilisent les acteurs sur différents terrains professionnels et éducatifs, d’expliquer leurs enjeux en contexte numérique.

Nous partons du principe que les individus sont dotés de capacités de résilience (Tisseron, 2013) dans un monde en mutation. La perception des risques numériques peut-elle être une ressource ou un levier pour développer une culture critique en contexte numérique, et à quelles conditions (Capelle et al., 2018) ? Nous invitons chercheurs, professionnels et doctorants à venir échanger et débattre sur les moyens dont nous disposons aujourd’hui pour passer de la perception des risques, à l’information sur les risques, de l’information à la connaissance, et de la connaissance à l’action (Liquète, 2011). Pour cela, nous proposons aux contributeurs de s’inscrire dans l’un des trois axes de réflexion suivants.

 

Axes de recherche et de réflexion

Axe 1 : Repérer les déterminants et les expressions de la perception des risques numériques

Cet axe vise à interroger la façon dont les individus sont amenés à percevoir, identifier et catégoriser les risques. En particulier, on peut chercher à identifier les sources d’information et les discours sur les risques, leurs contextes, leurs contenus en situation. La perception des risques pourra être interrogée dans une perspective diachronique : comment se développe et évolue la perception des risques au sein d’une communauté d’usagers ?  Pourquoi et comment les acteurs sont-ils amenés à s’informer et à mettre en place des moyens de détection et de qualification des risques en situation ? Les travaux pourront analyser les pratiques numériques formelles et/ou informelles dans différents contextes (de loisirs, éducatifs, professionnels, etc.).

Axe 2 : Agir au-delà des risques numériques

Ce deuxième axe interrogera la façon dont les usagers agissent en situations à risques. Les études de terrains concernant l’action face aux risques numériques ou les organisations qui mettent en rapport systèmes d’informations, gestion et représentation du risque dans un contexte numérique, seront privilégiées. 

Il s’agira de montrer et de discuter la façon dont les individus sont ou deviennent en capacité d’agir (empowered). La notion d’« agir » social (Baltz, 1998), informationnel (Simonnot, 2009 ; Cordier et Stalder, 2017), communicationnel (Mallowan, 2012) et professionnel (Lehmans, 2015) pourra être féconde pour analyser les modalités d’action et d’engagement au-delà des risques. Notamment, on peut se demander comment les acteurs réagissent dans un contexte de discours sur les risques, quels comportements ils développent (refus, négation, enfermement, contournement…) pour pouvoir, malgré les représentations sur les dangers du numérique, mettre en place des stratégies d’action. Mais on peut aussi s’interroger sur les comportements individuels dans les situations de risques avérés et sur les effets de l’information ou de la formation.

Axe 3 : Prévenir et gérer les risques numériques en contexte d’éducation et de formation

Faut-il éduquer pour prévenir les risques numériques au 21ème siècle ? Si oui, de quelle façon ? Si non, quelles sont les alternatives possibles ? Comment est traitée la prévention des risques dans l’éducation ? Plus généralement, la question des enjeux d’éducation au numérique, et d’éducation aux médias et à l’information (EMI) sera abordée. La réflexion pour ce troisième axe proposera un regard critique sur l’éducation au numérique (Jehel et Saemmer, 2017). Elle cherchera à dépasser l’approche par le risque pour proposer des pistes d’actions de prévention ou de formation concrètes face aux risques numériques.

 

Bibliographie

Baltz Claude (1998) Une culture pour la société de l’information ? Position théorique, définition, enjeux, Documentaliste-Sciences de l’information, 35(2), p. 75-82.

Beck Ulrich (2008) La société du risque : sur la voie d'une autre modernité. Paris, Flammarion.

Blaya Catherine (2015) Les jeunes et les prises de risque sur Internet. Neuropsychiatrie de l'Enfance et de l'Adolescence, 63(8), p. 518-523. URL : https://projet.chu-besancon.fr/pmb/PMB_Ecoles/opac_css/doc_num.php?explnum_id=1046

Capelle Camille, Cordier Anne, Lehmans Anne (2018) Usages numériques en éducation : l’influence de la perception des risques par les enseignants, RUNED18 Colloque international francophone Usages du numérique en éducation : Regards Critiques, Mars, Lyon, France.

Cardon Dominique (2015) A quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l'heure: Nos vies à l’heure des big data. Paris, Seuil.

Cordier Anne, Stalder Angèle (2017) Modes d’appréhension et de dissémination des cultures de l’information dans l’École. Les conditions de la reliance, Communication & Organisation, 1(51), p. 67-76. URL : https://www-cairn-info.docelec.u-bordeaux.fr/revue-communication-et-organisation-2017-1-page-67.htm

De Juaye Thibault du Manoir (2014) Le risque informationnel au filtre du droit. Documentaliste-Sciences de l'Information, 51(3), p. 37-40.

De Smedt Thierry, Romain Lysiane et Remacle Odile (2004). Risques et communication: la communication dangereuse. Recherches en communication22. URL : http://sites.uclouvain.be/rec/index.php/rec/issue/view/381 

Dioni Christine (2008) Métier d'élève, métier d'enseignant à l'ère numérique. INRP, URL : https://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00259563/document

Hayles N. Katherine (2016) Lire et penser en milieux numériques. Attention, récits, technogénèse, Grenoble, UGA.

Jehel Sophie (2011) Parents ou médias, qui éduque les préadolescents ? Enquête sur leurs pratiques : TV, jeux vidéo, radio, internet, Paris, Erès éditions.  

Jehel Sophie (2015) Les pratiques des jeunes sous la pression des industries du numérique, Le Journal des psychologues, 331(9), p. 28-33.

Jehel Sophie, Saemmer Alexandra (2017) Pour une approche de l’éducation critique aux médias par le décryptage des logiques politiques, économiques, idéologiques et éditoriales du numérique, tic&société [En ligne], 11-1 | 2ème semestre, mis en ligne le 01 septembre 2017, consulté le 02 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/2251 

Lehmans Anne (2015) Vers une gestion participative de la connaissance dans les communautés de pratique émergentes : de l’économie à l’écologie de la connaissance, Communication & management, 12(1), p. 81-95. URL : https://www-cairn-info.docelec.u-bordeaux.fr/revue-communication-et-management-2015-1-page-81.htm

Liquète Vincent (2011) Des pratiques d'information à la construction de connaissances en contexte: de l'analyse à la modélisation SEPICRI. HDR, Université de Rouen.

Liquète Vincent (Dir.) (2014) Cultures de l’information, Les essentiels d’Hermès, Paris, CNRS Editions.

Mallowan Monica (2012) Intelligence et transculture de l’information, Communication & Organisation, 2(42), p. 27-48. 

Pariser Eli (2011) The filter bubble: What the Internet is hiding from you. UK, Penguin.

Peretti-Watel Patrick (2010) La société du risque. Paris, La Découverte.

Plantard Pascal (2011) Pour en finir avec la fracture numérique. Paris, Fyp éditions.

Robert Pascal, Pinède Nathalie (2012) Le document numérique : un nouvel équipement politique de la mémoire sociale ? Communication et organisation, 42, p. 191-202.

Rouvroy Antoinette (2014) Des données sans personne : le fétichisme de la donnée à caractère personnel à l’épreuve de l’idéologie des Big Data., Contribution en marge de l’Étude annuelle du Conseil d’État. Le numérique et les droits et libertés fondamentaux.

Serres Alexandre (2012) Dans le labyrinthe. Évaluer l'information sur internet. Caen, C&F Editions.

Simonnot Brigitte (2009) Culture informationnelle, culture numérique : au-delà de l'utilitaire, Les Cahiers du numérique, 3(5), p. 25-37. URL : https://www-cairn-info.docelec.u-bordeaux.fr/revue-les-cahiers-du-numerique-2009-3-page-25.htm

Stiegler Bernard et Tisseron Serge (2010) Faut-il interdire les écrans aux enfants ?, Paris, Mordicus.

Tisseron Serge (2013) Résiliences : ambiguïtés et espoirs, Annales des Mines - Responsabilité et environnement, 4(72), p. 17-21. URL : https://www-cairn-info.docelec.u-bordeaux.fr/revue-responsabilite-et-environnement1-2013-4-page-17.htm

Tricot André (1998) Charge cognitive et apprentissage. Une présentation des travaux de John Sweller, Revue de Psychologie de l’Éducation, 3, p. 37-64.

 

 

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